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Lettre à Malcolm Le Grice (1940-2024) par yann beauvais
Malcolm
Il va falloir faire sans toi, ce qui ne paraît pas facile, dans la mesure où tu as indirectement accompagné mon travail depuis que j’ai commencé à faire des films, jusqu’à ce qu’on travaille ensemble sur les expositions que j’ai organisées et sur un livre de tes écrits, traduits pour la première fois en français.
Je ne me souviens plus exactement quand j’ai découvert ton travail, et plus particulièrement Berlin Horse. Je n’arrive pas à retrouver si c’est le 27 février 1975, lors d’« Une Histoire du Cinéma » au Centre Berrier, qui accueillait cette exposition du Centre Pompidou avant son ouverture, ou si c’était à l’occasion d’un concert de Robert Fripp et Brian Eno, le 28 mai 1975 à l’Olympia, où ce film tournait en boucle, accompagnant certains morceaux. L’usage de ce film avec deux bandes-son distinctes de Brian Eno – l’une sur la piste optique, donc identique à chaque projection, et l’autre jouée en direct avec un autre musicien – faisait du live une singularité que tu allais décliner de multiples manières selon différentes modalités de cinéma élargi. L’importance de ce film a souvent masqué, en tout cas en France, tes précédents travaux, qu’il s’agisse de Castle One, Little Dog For Roger, Talla ou encore Castle Two.
La parution de ton livre Abstract Film and Beyond en 1977 a fait l’objet d’une critique dans la revue Melba, que j’avais accepté de faire. Ton ouvrage semblait éloigné de la production théorique dominante, malgré la traduction de quelques textes courts sur tes films dans un précédent numéro de la revue. Ce qui se dessinait en lisant ton ouvrage, c’était qu’on pouvait imaginer une autre histoire du cinéma expérimental qui questionnait les apriori de P. Adams Sitney quant au cinéma structurel. Entre autres, Peter Gidal et toi-même récusiez certaines modalités privilégiant le temps de la réception dans l’expérience du film, par-delà du simple traitement des images composant cet évènement : l’évènement de l’espace-temps réel de la projection – point d’accès immédiat et tangible du public – doit être pensé comme un terrain d’expérience dans lequel tout enregistrement, référence ou processus rétrospectif doit être pris en charge par le public. Cela va à l’encontre du langage cinématographique qui fait de l’espace-temps réel de la projection l’un des aspects de la « réalité » rétrospective manipulée1. Cette production d’un temps élargi réalise de fait le cinéma élargi dans son acceptation britannique : un cinéma au temps présent, où la production et la présentation du film se réunissent dans le même cadre temporel2.
La particularité de tes premiers travaux était d’avoir privilégié une équivalence des temps de production et de présentation, s’écartant ainsi de l’usage illusionniste dominant. Cette critique de l’illusionnisme distinguait votre cinéma (le film structurel/matérialiste) du cinéma structurel américain, en l’inscrivant dans une dimension matérialiste à toutes les étapes de sa production : fabrication, développement, tirage et projection. Les temps montrés étaient ceux du film, et non celui des évènements dans le film.
C’est ainsi que films, installations et performances marquèrent ta pratique, que l’on songe par exemple à Castle One (1966), avec son ampoule électrique clignotante devant l’écran de manière aléatoire et qui dissout momentanément l’image projetée, de même la bande son avec ses multiples répétions qui ne correspondent pas forcement à celle à l’image induit des divergences avec la réception au présent d’une telle l’expérience ; ou bien encore à Horror Film 1 (1971), où ton corps nu venait interagir avec les faisceaux et les cadres de trois projecteurs ; ou même et ce de manière plus complexe avec After Leonardo (1973), dans ses différentes versions qui mêle et font se côtoyer différents temps d’enregistrement.
Je crois que c’est par l’entremise de Rose Lowder que nous avons, très tôt, pu obtenir quelques-uns de tes films en distribution à Light Cone, au début des années 80. Nous nous sommes ensuite rencontrés à Londres. Je me souviens notamment d’un déjeuner assez drôle chez toi (dans le Dorset, avec P. Adams Sitney, Rose Lowder et moi), dans lequel je découvrais un bon vivant qui nous accueillait avec une grande gentillesse. Un peu plus tard je suis venu montrer mon travail dans le cadre de ton cours à Saint Martins. C’est peut-être à ce moment-là que tu m’as demandé si on pouvait aider ta fille qui devait passer quelques temps à Paris. Nous avons ensuite davantage échangé par courrier que directement, malgré plusieurs rencontres lors de festivals dans différents pays dans lesquels tu présentais des films alors que je proposais des programmes ou montrais quelques-uns de mes films. Lors d’une de ces rencontres, j’ai souhaité organiser une rétrospective de ton travail en France, qui semblait être le seul pays européen à ne pas l’avoir fait. Hélas, il y avait toujours d’autres priorités et au fil des ans je me décourageais jusqu’à ce qu’une double opportunité se présenta : une exposition rassemblant l’ensemble de tes travaux, depuis les films et installations des années 60 et 70 jusqu’aux vidéos et travaux numériques qui étaient devenus le nouvel outil pour ton travail dans le prolongement logique des expériences des années 70… Pour toi, il n’y avait aucune trahison dans le recours à ces nouvelles technologies. Tu l’as d’ailleurs démontré, tant dans les œuvres elles-mêmes que dans les nombreux écrits réunis dans Experimental Cinema in the Digital Age3 (2001), qu’il s’agisse d’investir la matérialité du support, la durée de l’expérience cinématographique, les dispositifs de monstration, qui tous participent d’une remise en cause du travail idéologique du film de divertissement en développant le médium film comme un espace où la pensée cinématographique advienne plutôt que comme le moyen d’expression d’idées littéraires4.
Ces interrogations ne se limitaient pas au seul cinéma et débordaient, contaminaient, irriguaient d’autres champ de pratiques que ce soit le dessin, la musique, la vidéo et le numérique, à travers d’investigations sur les processus et composantes des médiums. Dès les années 70 tu t’intéresses au numérique (Your Lips 3, 1971), mais tu trouves que ces supports sont encore fastidieux et pas réellement performants, tu n’y recourras que quelques années plus tard. Ce n’est qu’au milieu des années 80, avec Arbitrary Logic (1984-86), après un détour avec des propositions plus longues et narratives (Blackbird Descending, 1977 ; Emily – Third Party Speculation, 1979 ; Finnegans Chin, 1981), que tu renouvelleras radicalement ton travail. Dans les années 90, tu utilises des séquences de journaux filmés et de portraits, introduisant une dimension poétique et lyrique qui avait été jusqu’alors laissée de côté. C’est aussi à ce moment-là que tu reprends avec l’expanded cinema, renouant avec des travaux comme After Manet (quatre écrans montrant quatre points de vue de quatre protagonistes piqueniquant dans un parc en regard de la toile de Manet) ou Chronos Fragmented (1995), un travail imposant qui entremêle des séquences prises qui sont distribuées en rapport avec la guerre en Bosnie focalisant à la fois sur la dimension humaine et planétaire et les conséquences d’un tel conflit. La richesse de la palette chromatique et la multiplication des cadres confèrent à ce film une dimension à la fois de récapitulation tout autant que d’ouverture vers un ailleurs dans la pratique des flux et de l’image en mouvement. On se souviendra certainement de Travelling with Mark (2003), travaillant les manipulations numériques en explorant le codage en mosaïque de séquences vidéo filmées lors d’un voyage en train avec Mark Webber. Les transformations sont lentes, recolorées et mises en perspective avec les paysages qui se fondent ou apparaissent en tant que fragments. La fresque du film (trois écrans) que l’on retrouve dans de nombreux films de cette époque (Cherry, 2003 ; After Monet Water Lilies, 2008), s’impose et se renouvelle dans Finiti (2011) dont nous avions proposé l’une des premières installations à l’espace Gantner, dans l’exposition que j’avais organisée autour de ton travail.
Ces propositions explorant l’outil numérique trouvaient ou alimentaient un formidable appareil critique que tu auras principalement réuni dans Experimental Cinema in the Digital Age. La réunion de ces textes nous montre à la fois la persistance d’un questionnement quant aux supports et la relation, on pourrait presque parler de filiation, entre le cinéma expérimental et le cinéma numérique, et s’accorde souvent à un texte plus tardif de Lev Manovich : Le Langage des nouveaux médias5. Dans cet ouvrage, tu mets en perspective tes recherches et expérimentations avec différents supports, pellicule, ordinateur, vidéo et image numérique, que tu avais abordées afin de dépasser la peinture, et ce depuis les années 70, montrant en quoi la question de la spécificité de chaque medium était essentielle pour toi : que l’on songe à Computer Film as Film Art (1974), à A Non-Linear Tradition – Experimental Film and Digital Cinema (1997) en passant par Real TIME/SPACE (1972)6. La dimension personnelle et un certain lyrisme éclatent dans les œuvres à partir de la moitié des années 90 et estompe étrangement la distance qu’il y avait entre ton cinéma et celui de Stan Brakhage sans pour autant proposer un plongeon dans le subjectivisme.
L’expérimentation au cœur de ta démarche s’est manifestée très tôt par ton association avec l’Arts Lab, où, avec David Curtis, tu as fondé un atelier de cinéma permettant de développer et de tirer artisanalement des films en 16mm. En 1968, ce labo a fusionné avec la London Film-makers’ Co-op, où tu as conçu et installé un laboratoire qui est devenu l’un des moteurs de la production expérimentale à Londres. Par ailleurs, ton engagement dans le cinéma expérimental s’est prolongé dans l’enseignement que tu as donné à Saint Martins et au Goldsmiths College.
Il faudrait aussi évoquer ta pratique musicale, ainsi que le dessin et la peinture, que tu as continués à côté de tes activités cinématographiques. Mais surtout, il faut évoquer la sympathie et l’accueil que tu savais réserver aux plus jeunes artistes que tu as rencontrés au fil du temps. L’un de mes derniers souvenirs de toi reste cette conférence à Recife, lors de l’exposition qu’Edson Barrus Atikum et moi-même avions organisée à l’espace Bcubico. Je revois la manière dont tu as échangé avec les uns et les autres, stimulant un large public à découvrir d’autres manières de penser ou d’agir le cinéma, quel que soit son support.
Merci Malcolm
yann beauvais, 25 février 2025
1. Malcolm Le Grice, « Real Time/Space », Art and Artist, décembre 1972, p. 156.
2. William Raban, « Reflexivity and Expanded Cinema : A Cinema of Transgression ? », dans Expanded Cinema, Art Performance Film edited by Al Rees, Duncan White, Steven Ball et David Curtis, Tate Publishing, London, 2011.
3. Publié par le BFI à Londres en 2001, et traduit en partie dans Le Temps des images, écrits de Malcolm LeGrice, sous la direction de yann beauvais, Les Presses du réel/ Espace Multimédia Gantner, 2015.
4. Dans Edward S. Small, Direct Theory Experimental Film / Video as Major Genre, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1994, p. 85.
5. The Language of New Media, MIT Press, 2001, traduction française, Les Presses du réel, Dijon, 2010.
6. On trouvera une traduction de ces textes dans Malcolm Le Grice, Le Temps des images, écrits de Malcolm LeGrice, sous la direction de yann beauvais, Les Presses du réel/ Espace Multimédia Gantner, 2015.