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Scratch Focus / 3 mars 2021

LE CINÉMA POTENTIEL DE DAVID WHARRY

Scratch Focus est un espace de diffusion en ligne qui entend encourager l'exploration du catalogue de Light Cone, une collection en évolution permanente qui est aujourd'hui composée d'environ 5500 films. Chaque édition vous invite à découvrir l'œuvre d'un·e cinéaste de la collection sur notre site.

À l'occasion de l'entrée de deux nouveaux épisodes de la série de films General Picture dans notre collection, ainsi que de nouvelles restaurations numériques de plusieurs épisodes précédents, nous avons réalisé un entretien avec David Wharry à propos de ce projet entamé en 1978. Face à son œuvre, un cinéma imaginaire et potentiel, comme l’ont écrit Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, le spectateur est invité à « agir sur la matière par simple projection mentale. »1


· Comment avez-vous débuté votre travail en tant que cinéaste ?

Je suis arrivé en France en 1972, quand j'avais 22 ans. J'avais fait une formation aux Beaux-Arts de Londres. Je me suis spécialisé dans la peinture et j'ai poursuivi mon activité de peintre pendant trois ou quatre ans à Paris. Je faisais des séries de portraits et j'avais eu l'idée de faire une dizaine de portraits d'un même visage avec des expressions différentes. J'avais un copain qui avait une caméra 16 mm et je me suis dit : si je filme ça, je pourrais créer une image superposée du même visage. J'ai essayé, ce n’était pas très concluant, mais je me suis piqué au jeu.

David Wharry avec un de ses tableaux, rue du Château (Paris, 1973)

En même temps, il y avait cette extraordinaire exposition à la Cinémathèque, Une histoire du cinéma, dont le commissaire était Peter Kubelka et qui montrait absolument tout ce qui avait été fait dans le domaine du cinéma expérimental et d'avant-garde. J'allais tous les jours à la Cinémathèque et j'ai bénéficié d'une extraordinaire éducation en vitesse. Quand on commence à faire des films, on a plein d'idées ; mais là j'ai vu tout ce qui avait déjà été fait...

Quand j'ai fait mon premier film, c'est paradoxal car c'est là que j'ai vraiment eu l'impression de faire de la peinture pour la première fois. Le reste... ça n'a été que du cinéma.

Programme de Film/Projection, au Centre culturel britannique (Paris, 1978)

J'ai fait deux films avant General Picture : Horizontal Hold, dont je n'ai plus l'original, et Dawn Patrol. Entretemps, j'ai fait partie de la Coopérative des Cinéastes, qui serait une sorte d’ancêtre de Light Cone. Il y avait Gisèle et Luc Meichler, Martine Rousset, Patrice Kirchhofer, Gérard Courant et bien d’autres. C'est un peu plus tard que j'ai commencé General Picture, vers 1978. À l'époque, je travaillais comme projectionniste au Centre culturel britannique. J'ai fait ça pendant 15 ans, et au début j'ai aussi organisé, avec Deke Dusinberre, deux programmes d'expanded cinema là-bas : Film/Projection. On avait notamment invité des cinéastes de la London Filmmakers' Coop, comme Lis Rhodes, Jeff Keen, Steve Farrer et Ian Kerr.

· Comment avez-vous conçu General Picture ?

Je pense que ça remonte au moment de ma formation aux Beaux Arts à Londres. Je me suis rendu compte après à quel point on avait été endoctrinés, formatés. C'était devenu une sorte de processus intellectuel de faire de la peinture... Le cinéma a été une libération précisément parce que je ne connaissais rien, je n'avais aucune idée préconçue. C'était une grande libération pour moi.

PHAETON
General Picture - Episode 5
1978 / 16mm / n&b / sonore / 7'25

« Regardez l'image projetée sur l'écran. Maintenant, projetez l'image sur l'écran. »

Quand j'ai commencé General Picture, l'idée était d'avoir cette liberté totale, de ne pas être limité par un style, et de pouvoir travailler dans des genres différents, de faire ce que je voulais ; j'avais une idée du cinéma et je voulais explorer différents aspects de celui-ci, mais que tout cela fasse partie d'une même chose. C'était comme une série, on pouvait montrer les épisodes seuls, ensemble et dans un ordre différent. J'ai incorporé dès le début des liens narratifs entre les différents films. Il y a quand même une série de choses qui reviennent, une construction narrative, surtout dans les premiers films.

A TOUCH OF VENUS
General Picture - Episode 9
1980 / 16mm / couleur / sonore / 8'

« Laissez vos sens construire une image de la séquence. »

Je sentais que j'avais plein de choses différentes à faire et je les ai faites une par une. La notion, l'idée de General Picture dans sa structure m'est venue dès le départ. Si par exemple vous voulez écrire un roman, vous ne vous dites pas : je vais commencer dès le début et ça va s’écrire jusqu'à la fin... en fait, ça ne se passe pas comme ça. Si vous avez une idée complète de la structure depuis le début, si vous savez exactement comment seront les différentes parties, paradoxalement ça vous donne plus de liberté. Je crois beaucoup à cette idée de structure, d’une trame – comme une maison dans laquelle il y a beaucoup de pièces différentes à explorer.


Storyboard et photos de tournage de Carlton Dekker (1986)

· Il y a aussi une présence de la cinéphilie, des références à Feuillade par exemple.

Oui, bien vu ! Par exemple, Suddenly Once More est directement inspiré de Feuillade : c'est le début de Fantômas, où on voit les différents déguisements de Fantômas. J'ai été sidéré quand j'ai vu ça à la Cinémathèque. J'adore aussi la notion de feuilleton. Je suis donc parti sur une espèce de feuilleton pour faire General Picture.

SUDDENLY ONCE MORE
General Picture - Episode 6
1980 / 16mm / n&b / silencieux / 2'40

Les identités multiples du Professeur Anatole Lacoste.

· Comment avez-vous élaboré votre film El Cafetal ?

J'ai trouvé un vieux disque vinyle dans une brocante. C'est une zarzuela cubana, une comédie musicale où chaque chanson est une scène. Je voulais faire une comédie musicale invisible – en Technicolor ! J'ai commencé par photographier des couleurs, mais c'était pas bien, on ne voyait que les grains.

J'ai pensé que je pouvais teinter la pellicule. Je suis allé chercher de l’acétate pur, transparent, mais rien ne collait à celui-ci. Au laboratoire, on m'a proposé de la pellicule noire qu'on pouvait développer pour moi, et ainsi elle serait complètement transparente et il y aurait toujours l'émulsion dessus. J'ai expérimenté avec des teintures pour les vêtements mais ça n'a pas marché. En face de chez moi il y avait un boulanger juif qui faisait des énormes gâteaux de mariage avec des couleurs incroyables. Il m'a donné quelques gobelets avec les colorants à base de sources végétales, comme le curcuma, qu'il utilisait.

J'ai fait des solutions avec ces colorants dans des seaux. Et je trempais la pellicule dedans. J'avais un grand espace de travail et j'avais installé un système de poulies qui passait sous le plafond. Je sortais la pellicule en la nettoyant avec du Sopalin et je la faisais passer par les poulies et la pellicule séchait. Après, quand je la projetais, il n'y avait aucun grain, rien, juste la couleur.

EL CAFETAL
General Picture - Episode 11
1981 / 16mm / couleur / sonore / 38'

Dans une plantation de café près de la Havane au début du 19ème siècle, l’amour impossible d’un esclave pour la fille du propriétaire.

Pour faire le montage, j'écoutais les chansons avec l'aide d'un copain qui me traduisait les paroles. J'imaginais ça comme une vraie comédie musicale : champ-contrechamp, changements de scène, etc. En fait je partais du principe que c'était un film qui avait existé, un vieux film cubain, dont on aurait perdu l'original et on aurait que la bande son, et que je devais restituer ce film perdu. C'était une sorte de travail de restauration…

J'ai ouvert la boîte du film il y a trois ans pour faire la version numérique et les couleurs n'avaient pas bougé en plus de 30 ans.

· Pourriez-vous nous parler du passage de l’argentique au numérique dans votre travail ?

Avant que j’arrête General Picture pendant quelques années, il y avait déjà la possibilité de travailler en numérique, mais ça ne m'intéressait pas. Maintenant j'ai compris toutes les possibilités. La seule différence est qu'en pellicule, il fallait bien calculer ce qu'on voulait faire, maîtriser la photo et attendre que les rushs arrivent… Parfois c'était pas bien et il fallait refaire, etc. En numérique, on peut tout changer comme on veut. Maintenant je fais mes films sur la table de la cuisine…

DREAM
General Picture - Episode 16
2020 / HDV / couleur / sonore / 9'30

« Je suis dans un cinéma et je regarde le rêve sur l'écran. Le rêve est un film. »

Les possibilités offertes par le numérique sont importantes pour moi... Car j'avais arrêté de faire des films et je m'étais consacré à l'écriture. Mais en réalité, je n'ai pas arrêté complètement car la littérature, la fiction, est pour moi l'ultime forme de cinéma : comme dans General Picture, c'est le lecteur qui fait son propre film.

Après une longue pause, je suis revenu au cinéma avec Point Blank, une superposition de deux idées : la lecture et l'expérience cinématographique. Je travaillais sur une idée pour Point Blank : construire un film à partir de la bande son. J’ai commencé par marquer tous les changements de plan, c'était ça ma structure. Un soir, en regardant Netflix, j'ai fait une mauvaise manipulation et je l'ai mis sur audiodescription. J'étais époustouflé par la façon dont on arrive à décrire une scène pour des gens malvoyants ou aveugles. Ça a changé ma façon de faire ce film : j'ai réalisé que ce que j'avais à faire était de « décrire » chaque plan. Et je me suis donc retrouvé à écrire à nouveau pendant quelques mois...

Aujourd’hui, tout ce que j'écris est pour les films. En ce moment, je suis en train d'écrire un western.


1 Klonaris/Thomadaki, « Technologies et imaginaires - art cinéma, art vidéo, art ordinateur », 1990

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Liste complète des épisodes de General Picture révisée par David Wharry :

1. Freighters of Destiny (1980)
2. À Plate Couture (1979)
3. Wishful Thinking (1978)
4. For Eyes Only (1978)
5. Phaeton (1978)
6. Suddenly Once More (1980)
7. Entr'acte / Interlude (précédemment Prélude à la nuit) (1980)
8. European Crisis (1982)
9. A Touch of Venus (1980)
10. Body and Soul (1981)
11. El Cafetal (1981)
12. Written on the Wind (1983)
13. Carlton Dekker (1986)
14. Point Blank (2018)
15. The Screen (2020)
16. Dream (2020)

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Light Cone distribue les films de David Wharry, ils sont consultables ici.
Nous remercions à David d'avoir répondu à nos questions.

Éditions précédentes de Scratch Focus :

À LA RECHERCHE DE SCHÉMAS : LES FILMS DE CAROLINE AVERY
CENTRES DE GRAVITÉ : LES FILMS DE TONY HILL
CINQ FILMS DE LARRY GOTTHEIM

PLUS D'INFORMATIONS

lieu Light Cone
157 rue de Crimée
75019 Paris
France
tel +33 (0)1 46 59 01 53
email lightcone@lightcone.org