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Scratch Focus / 30 juillet 2021

LIMITES DU SUPER 8 : ENTRETIEN AVEC PABLO MARÍN

Dans le cadre de la série Scratch Focus qui met en avant l'œuvre de cinéastes de notre collection, nous avons le plaisir de partager ce récent entretien avec Pablo Marín. Originaire de Buenos Aires, il est une figure essentielle du cinéma expérimental argentin, en tant que cinéaste mais aussi en tant que divulgateur à travers la recherche, la critique, la traduction et la programmation. Dans ses films, le lyrique se mêle à la rigueur formelle dans une tentative d'explorer les possibilités techniques et matérielles du Super 8. Son dernier film, Trampa de luz, est projeté dans de nombreux festivals cette année et vient de remporter le Principal Online Prize au Festival International du Court-métrage d'Oberhausen.

Nous vous invitons à visionner ici deux de ses court-métrages antérieurs, qui seront disponibles sur cette page du 30 juillet au 30 août 2021.

· Tes premiers films font partie d’une série intitulée Sin Título (Sans Titre), un ensemble d’explorations de la caméra Super 8 qui commence avec Focus.

La série Sin Título, composée de sept films d’une seule bobine, est une sorte d’exercice d’auto-apprentissage ou d’autodidactisme. Chaque bobine répond à une idée spécifique. Focus est le premier film que j’ai tourné en Super 8 et j’y explore la capacité de la caméra à filmer image par image. Il y a un autre film dans cette série où je commence à étudier l’idée d’ouvrir la caméra et de masquer une partie de la fenêtre, pour rembobiner ensuite, une idée sur laquelle je reviendrai plus tard dans d’autres films. Il s’agissait d’explorer le format et la caméra comme un instrument qu’il est possible d’ouvrir et avec lequel on peut expérimenter. Il s’agit de petits films qui illustrent ce processus de recherche.

· Comment est né ton intérêt pour ce format ?

D’une part, c’était lié au fait que je n’avais pas de formation professionnelle en cinéma : le Super 8 a toujours été un format beaucoup plus facile, plus automatique ; n’importe qui peut prendre une caméra Super 8 et filmer. C’est beaucoup plus compliqué avec le 16 mm, il faut avoir un posemètre et interpréter à quoi va ressembler ce que l’on filme. C’est aussi une question économique. J’ai acheté ma première caméra sur un site du type eBay à Buenos Aires, et elle m’a coûtée environ 2 euros. Le choix du format a été marqué par le défi de faire un film avec quelque chose comme ça.

D’autre part, il y a une question plus historique, car j’étais déjà en contact avec le cinéma expérimental argentin, et sa période la plus intéressante (à partir des années 1970) est justement un corpus de films en Super 8. Cela m’a poussé vers ce format plus que les autres, parce que je le comprenais et le connaissais mieux.

· Pourquoi le Super 8 a-t-il été autant utilisé en Argentine ?

Il s’agit d’un enjeu économique, mais il y a de nombreuses ramifications et explications possibles. L’aspect économique a été la première étape, en raison du faible coût et de la possibilité d’échapper à toute l’industrie. L’utilisation du Super 8 était une façon de passer par la petite porte, d’éviter toute la pensée cinématographique-industrielle. C’était un grand moment, pendant lequel le cinéma est devenu très démocratique. N’importe qui pouvait faire un film. Ce fut très encourageant. Pour cette génération, il s’agissait de prendre position contre un cinéma plus industriel à très bas coût et de commencer à s’interroger sur ce que l’on pouvait faire avec le format, comment explorer ses limites, etc. Je pense notamment à Claudio Caldini, dont le traitement formel ou structurel est plus profond, ainsi qu’à Jorge Honik and Laura Abel, et à Narcisa Hirsch. Il y a beaucoup de noms, mais je dirais que ce sont les trois cinéastes que je regarde encore aujourd’hui, et je trouve beaucoup de choses qu’ils ont faites encore fascinantes.

· Dans tes films, il y existe un contraste intéressant entre les choses de ta vie quotidienne, que tu filmes de manière lyrique et spontanée, et tous les procédés techniques que tu explores et contrôles en Super 8, comme la surimpression.

Je pense que ça a beaucoup à voir avec le fait d’être autodidacte. Il me semble que la meilleure façon d’explorer une technologie est de la démonter et de voir ce qu’il y a dedans ; cette curiosité, qui aboutit souvent à casser quelque chose et à dépasser les limites. Je vois cela comme un dialogue entre la spontanéité et l’inspiration, et une maîtrise beaucoup plus concrète de la technique. Le processus créatif trouve ses limites dans la question matérielle : si je vais plus loin, la caméra se casse, ou l’image ne s’imprime pas... les limites de beaucoup de ces explorations ont à voir avec quelque chose de très concret et matériel. J’aborde également les surimpressions cette manière : il faut réfléchir à la durée pendant laquelle une même bande de pellicule peut continuer à recevoir de la lumière sans que ceci commence à nuire à ce qui a été enregistré auparavant. En ce sens, il y a toujours un grand risque. Lorsqu’on filme puis rembobine, en pensant au montage qui s’opère dans la caméra, ce que l’on filme à ce moment-là compte autant que ce qui a été filmé avant et que ce qui va être filmé après. Il faut avoir une sorte de foi dans le processus.

Ce processus de déconstruction a commencé avec les cartouches de Super 8. En ce sens, le cinéma argentin des années 1970 a été très inspirant. Beaucoup de gens de ma génération savaient ce qui pouvait être fait en se basant sur ce que ces cinéastes avaient déjà accompli. Si Caldini, par exemple, a pu faire une telle chose, je sais que c’est possible. La façon dont cela se passe est une autre question, car tout le monde n’a pas le talent de Caldini. C’est la base matérielle qui permettait ces choses. Il est également intéressant de noter ce tabou autour du Super 8 : en principe, il ne peut pas être rembobiné, c’est un format qui ne va que dans un sens. Il faut donc casser la cartouche pour pouvoir la rembobiner et la remettre.

Il n’est pas simple d’expliquer ce contraste entre spontanéité et contrôle. Je pense que ça a à voir avec le fait que, très tôt, j’ai su que la question de l’auteur ou de la première personne au cinéma devrait impliquer le cinéma, et ses matériaux d’une manière plus protagoniste. C’était une façon de me mettre à l’écart ou de ne pas trop m’exposer. Je ne pouvais pas faire des films dans le style de Brakhage ou de Mekas, qui se mettent complètement à nu. J’ai toujours été intéressé par la relation avec le structuralisme : indépendamment du contenu du film, sa structure doit dire quelque chose, faire partie du contenu. C’est à mi-chemin entre les choses qui m’arrivent ou que je veux montrer, et les choses que le cinéma peut faire par lui-même. Cela semble facile à dire, mais dans de nombreux films, c’est un équilibre que je trouve parfois très difficile à atteindre. On m’a souvent dit que mes films ne s’inscrivaient dans aucune tradition et qu’ils se retrouvaient dans une sorte de terrain vague. C’est un peu difficile car dans le cinéma expérimental, ces catégories aident beaucoup à comprendre, à faire circuler les films, etc.

· En effet, il s’agit de tendances que nous identifions comme distinctes, mais cela ne doit pas toujours être le cas. L’un des films dans lequel cela se voit clairement est Denkbilder, dont le titre évoque les « images de pensée » de Walter Benjamin, qui prend la forme d’un carnet de voyage plein de surimpressions et de rencontres fortuites entre les images.

J’aime assumer ce caractère indéfini. Le concept de Denkbilder est celui d’une image du passé qui s’actualise dans le présent et qui inclut à son tour un avenir. Ce qui m’a le plus frappé dans ce terme, c’est que la subjectivité et l’objectivité sont entremêlées et inséparables. On regarde une image objective qui, en même temps, existe à cause d’une subjectivité. La surimpression m’a semblée cruciale pour soulever cette dualité. Un même cadre dans lequel des forces tirent dans des directions opposées.

DENKBILDER
2013 / Super 8mm / couleur / silencieux / 5'

« Fragments d’un voyage au cours duquel l’exploration géographique se mêle à des élans sentimentaux, comme les morceaux d’une carte repliés les uns sur les autres et impossible à séparer. Berlin, Buenos Aires, et la tentative chaotique de tracer quelque chose comme une cartographie du souvenir. »

Tout ce film part de ma subjectivité, mais la toile de fond se rapporte à des observations objectives de Berlin. Puis, en pensant à Berlin et à Walter Benjamin (puisque c’est le titre d’un de ses textes), tout cela est devenu plus abstrait – cela a trait à des endroits dont Benjamin parle ou qu’il a visité, comme certains jardins et le zoo de Berlin, et la maison de Goethe à Francfort, bien qu’il y ait des choses que j’ai filmées qui ne soient pas sorties à cause du risque de la surimpression... j’ai ensuite commencé à retracer ce chemin à travers des fragments de ma vie et mes propres souvenirs, à y mettre des choses qui allaient devenir mes souvenirs, des situations de ma vie quotidienne, etc. Il me semble que le film est un essai sur cela, qu’il encapsule tout ça et reste là, comme un cristal contenant ces deux aspects. Ce qui m’intéresse aussi dans la surimpression ou ce genre de procédés, c’est qu’ils créent des films personnels ou autobiographiques avec un rythme et une structure très concentrés, parce que des mois et des mois de tournage y sont comprimés en 5 minutes. Ce jeu temporel m’intéresse.

· Il y a un beau contraste entre un film comme Denkbilder et un autre comme 1640, qui a quelque chose de plus mécanique et abstrait.

C’est un film réalisé à partir de diapositives en moyen format (120). Ce sont toutes des photographies faites autour la maison où j’ai vécu ces années-là, qui est aussi la maison où je suis né, à Buenos Aires. Une fois les pellicules développées, j’ai coupé les diapositives à une largeur de 16 mm et je les ai perforées avec une colleuse. C’est une réduction 6x6 cm à 16mm, par laquelle j’essaie de reconstruire quelque chose à une échelle beaucoup plus grande. C’est un film vertical où chaque image montre quelque chose de plus de l’image originale, un procédé très matérialiste ou structurel mais qui a aussi quelque chose de très littéral en termes autobiographiques : pouvoir verser dans le projecteur beaucoup d’images qui ne sont même pas faites avec une caméra.

Manipulation de la fenêtre de la caméra Super 8 (photo avec l'aimable autorisation de Pablo Marín)

· Outre la surimpression, l’autre grand procédé que tu explores consiste à cacher une partie du cadre afin de rembobiner et d’imprimer la partie cachée plus tard. Resistfilm est divisé en quatre sections dans lesquelles tu explores différentes formes et combinaisons possibles de cette technique.

La découverte de cette procédure est liée au contrôle des surimpressions. Il y a toujours ce risque : si tu fais quelque chose de mal, tout ce que tu as fait auparavant peut s’écrouler comme un château de cartes. L’idée était de calculer quelles parties allaient être exposées et quelles parties devaient être réservées pour une exposition ultérieure ou pour protéger des parties déjà été exposées. C’est alors que l’idée m’est venue de surimprimer et de commencer à filmer sur des parties déjà exposées, pour obtenir une certaine géométrie, ou un jeu de miroirs au sein de l’image. Resistfilm est plus une étude qu’un film en soi. J’essaie différentes manières de cacher une partie de l’image, de rembobiner, puis d’exposer... tout cela étant venu de la compréhension du Super 8 en tant qu’outil. Du format des caméras également : l’une des plus grandes faiblesses étant que la cartouche fait office de cassette mais aussi de plaque de la caméra. C’est-à-dire que la cartouche presse ou appuie le film contre la fenêtre, ce qui fait que l’image fluctue et n’est pas très nette. C’est cette faiblesse qui nous permet d’avoir accès pour ouvrir la fenêtre et jouer avec. J’avais vu beaucoup de films où l’on essayait de faire la même chose mais en couvrant l’objectif ou en mettant des masques devant celui-ci. Par exemple, Asyl de Kurt Kren ou même ce que fait Tomonari [Nishikawa] dans la série Tokyo-Ebisu. Cela m’a conduit à l’idée qu’il devait toujours s’agir d’un plan fixe avec une caméra fixe, ce que j’aime aussi, mais je ne savais pas si cela s’appliquait à ce que je voulais faire dans ce film. L’avantage de la Super 8 est qu’il s’agit d’une caméra que l’on peut déplacer avec seulement deux doigts : je pouvais donc cacher une partie du cadre, mais sans perdre la mobilité, le zoom, etc.

RESISTFILM
2014 / Super 8mm / n&b / silencieux / 13'

« RESISTFILM ou le film Super 8 comme Super-film. Enquêtes in-camera sur la nature (filmique). Hommages rustiques à quelques éléments majeurs des premières avant-gardes, et paysages sauvages du 21e siècle. »

La première chose tournée dans Resistfilm était la dernière section, la plus complexe, mais je ne voulais pas faire un film qui commence avec ce degré d’abstraction. J’ai alors commencé à réfléchir à des épisodes permettant d’atteindre ce niveau, quelque chose de plus progressif. Le film commence par un plan entier d’une forêt, puis le cadre est divisé en deux, et se complexifie ensuite au fil des sections. Le titre répondait aussi à cela : une sorte de saturation du cadre et de la mise-en-scène. La question la plus narrative était précisément celle-là : essayer d’en faire un voyage cohérent, un voyage logique de la manière dont le film était construit. Il est impossible de montrer ce film sans que la question ne soit : « Comment avez-vous fait ce film ? ». En tout cas, j’aime penser que le film est agréable à regarder par l’évolution de sa forme.

· Comment Trampa de luz vient-il après un film « d’investigation » comme Resistfilm ?

Je pense que Resistfilm est une étude et en même temps quelque chose qui s’est épuisé dans sa réalisation. Trampa de luz utilise ces procédés d’une manière totalement différente, sans attirer l’attention sur lui-même. Trampa de luz est redevable de toutes ces expériences qui sont pourtant déjà intégrées dans quelque chose de nouveau, d’une manière beaucoup plus spontanée ou moins programmatique. J’ai passé environ deux ans à le fabriquer mais je n’ai en fait tourné que trois bobines.

Trampa de luz est aussi la première fois que je travaille avec du son. Je voulais un indice de son sans que ce soit très souligné, à l’exception de la mélodie qui est faite avec un instrument de jouet. Indépendamment de cette partie, j’aimais l’idée d’un son qui ne tient jamais debout. Lorsque le son apparaît pour la première fois dans le plan de la forêt, les gens pensent qu’il s’agit d’un son synchrone, mais c’est en fait le son d’une bande optique. Il y a quelque chose d’excitant dans cette matérialité : quand on va voir un film et qu’on entend ça, on se dit : « Maintenant le son va commencer ». C’est comme si le film était une antenne qui essayait de capter quelque chose et qui, à un moment donné, trouvait cette petite musique. Il me semble que le film a également une structure visuellement errante, traversant une sorte de voyage qui n’a pas vraiment de sens, et je voulais que le son soit un élément qui amplifie cette raréfaction.

· Angelus Novus a également une structure vagabonde et des choses très surprenantes dans son montage.

J’étais intéressé par cette idée d’adapter des choses que je lisais, d’un point de vue fantaisiste et quelque peu décevant. Ne vous attendez pas à voir ici une adaptation de l’Angelus Novus de Walter Benjamin, car cela ne se produira pas ! À partir de Denkbilder, j’ai commencé à être davantage influencé par certaines lectures plutôt que par des références à des films ou des procédures cinématographiques très claires. Angelus Novus et Trampa de luz sont des films dans lesquels je me sens davantage influencé par la poésie, par certaines structures ou cadences poétiques, que par la précision cinématographique du structuralisme ou par des procédures que j’ai pu utiliser dans des films comme Focus.

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Light Cone distribue les films de Pablo Marín, ils sont consultables ici.
Nous remercions Pablo d'avoir répondu à nos questions.

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